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Tu seras boxeur mon fils

Tu n’avais pas 48 heures. Les rayons du soleil perçaient timidement la fenêtre de notre chambre d’hôpital. Ta maman et moi te regardions dormir dans ton landau. Nous étions tous deux morts de fatigue, mais nous étions heureux. Un bonheur simple et immense à la fois. Nous t’attendions depuis si longtemps mon petit bout.

On écoutait ta respiration. Le va et vient de ton souffle était apaisant. Malgré le bruit de l’hôpital qui se réveillait, le calme régnait dans la pièce. C’est à ce moment qu’ils sont entrés. Ils étaient trois. J’ai su sur le champ que nos vies venaient de basculer.

Quelques heures plus tôt, en plein milieu de la nuit, c’était ta mère que je regardais dormir. Ses yeux en amandes étaient fermés. La lumière d’un réverbère extérieur caressait sa joue. Ses mains collées contre son visage, elle ressemblait à un ange. Elle semblait hors d’atteinte, loin de tout tracas. Mon cœur rempli d’amour, je vous regardais tous les deux. 

Toi, tu étais dans mes bras. Comme tu chignais dans le petit bac qui te servait de lit, je t’avais amené près de moi sur ma couchette. L’infirmière venait de me gronder gentiment. Je te donnais de bien mauvaises habitudes… On venait de t’arracher au ventre de ta maman, on n’allait quand même pas t’enlever des bras de ton père. 

J’étais tellement heureux. Nous étions tous les trois dans la pénombre et j’étais pleinement conscient de mon bonheur. Je t’ai serré doucement et c’est là que je me suis aperçu que j’étais en train de faire ce que l’on m’avait interdit plusieurs mois plus tôt : j’espérais.

Tu t’apercevras bientôt que ton papa n’est pas croyant, mais je vais te dire un secret qu’il m’est très difficile d’admettre. Cette nuit-là, j’ai prié. Dans le noir, j’ai imploré une entité à laquelle je ne crois pas. J’ai même invoqué l’esprit de ton grand-père qui est parti trop vite pour que je ne puisse vraiment le connaître. La vérité, c’est que je ne voulais prendre aucune chance. 

Je me disais que j’avais reçu mon quota d’uppercuts dans la vie. J’avais le droit d’espérer. Non, tu ne serais pas touché par la maladie. Mon fils allait pouvoir faire ce que je n’avais pu faire avec mon père. Tu allais jouer au hockey. Nous irions faire de la montagne ensemble dans les coins les plus reculés de la planète. 

Le diagnostic est tombé comme une gifle : non, nous n’étions pas intouchables.

Huit mois avant ta naissance, on nous a annoncé que ta mère portait un gène héréditaire. Nous savions sa présence possible, mais nous avons décidé de faire confiance à la vie. Notre amour était infini, rien n’oserait se dresser devant lui. Le diagnostic est tombé comme une gifle : non, nous n’étions pas intouchables. 

On nous a expliqué que notre enfant avait une chance sur quatre d’être hémophile. Une chance sur deux, s’il décidait de faire son entrée avec un petit robinet. Lorsqu’on nous a proposé de stopper la grossesse de façon préventive, ta mère et moi avons froncé les sourcils. Je pense même qu’on a bien failli crier. 

Le médecin nous a donc dit qu’il fallait se préparer. Nous devions faire comme si le petit être qui poussait tranquillement dans le ventre de ta maman était de facto un petit garçon hémophile. Nous devions tuer l’espoir pour ne pas connaître la déception. C’est ce que nous avons fait. Du moins, c’est ce que nous avons essayé de faire.

Nous avons écouté en silence le médecin nous dire ce que nous redoutions : tu avais choisi le mauvais chromosome. Ton sang ne coagulerait pas sans intervention extérieure.

Quand ils sont entrés dans notre chambre, j’ai serré les dents. Une infirmière et une résidente accompagnaient le médecin qui nous avait sagement conseillé quelques mois plus tôt. Ils étaient trois… Avant même qu’un seul mot ne soit prononcé, j’ai su que tu ne jouerais pas au hockey.

Je me rappelle avoir pris la main de Sabrina. Nous avons écouté en silence le médecin nous dire ce que nous redoutions : tu avais choisi le mauvais chromosome. Ton sang ne coagulerait pas sans intervention extérieure. Il nous faudrait être prudents, nous allions devoir apprendre à te faire des injections par intraveineuses, presque tous les sports te seraient interdits. Des larmes coulaient sur nos joues. On nous avait demandé l’impossible : on ne peut pas empêcher des parents d’espérer. 

Le choc avec la maladie est arrivé quatre semaines plus tard, quand tu as dû subir une opération chirurgicale. Rien de grave… Mais pour un petit hémophile, tout devient plus compliqué. 

En arrivant aux urgences, j’ai pris conscience que la maladie s’était immiscée sournoisement dans nos vies. Une infirmière a effectué un prélèvement à ton talon. Lorsqu’elle s’est étonnée de voir ton sang couler sans arrêt, j’ai compris qu’on ne lui avait pas communiqué ton état. 

Quatre heures plus tard, je serrais toujours ton petit pied dans une serviette complètement imbibée de sang. Ton type d’hémophilie est extrêmement rare. On ne compte que 250 cas comme le tien au Canada. Aucun membre du personnel soignant ne connaissait le protocole d’injection de ton facteur.
 
Tu ne semblais pas souffrir. Il était deux heures du matin. Sans voix, je regardais ta blessure. Insignifiante… Si petite, un millimètre au plus, et pourtant, rien à faire, elle refusait de cicatriser. En regardant les gouttes de sang tomber lentement, une à une sur le plancher, je réalisais à quel point, malgré la force de ta vitalité, tu étais fragile. Je m’efforçais de ne pas le montrer, mais j’étais tétanisé par la peur.

Un infirmier a fini par trouver le protocole. Il t’a fait une piqure. En quelques secondes, tout était terminé.

On a commencé la prophylaxie depuis quelques semaines. En gros, par mesure de prévention, on t’injecte une fois par semaine des facteurs de coagulation. Ta mère et moi apprenons à te faire nous-même l’injection. 

Depuis cette nuit où je m’en suis voulu d’avoir osé espérer, tu as fait de moi un homme meilleur, mon fils. Tu es ce que j’ai de plus précieux. Tes yeux rieurs, tes airs frondeurs et ta petite gueule d’amour font de moi le papa le plus fier de cette planète. 

Plus tard, tu ne pourras peut-être pas jouer au hockey ni au soccer avec tes amis. Je redoute le moment où je devrai te consoler, tenter de trouver les mots pour t’expliquer que nous devons tous faire avec nos propres limites, que la vie n’est pas toujours juste. Peut-être réussirais-je à te convaincre d’apprendre à aimer la natation, le piano, la lecture ou les arts? 

Je ne te mentirai pas : ton terrain de jeu est plus petit que ceux des autres, mais il y plein d’autres limites que tu pourras repousser. En tous les cas, je vais tout faire pour t’en donner l’ambition.

Quand je te regarde avec ton petit casque sur la tête, et bien ce n’est vraiment pas de la pitié que je ressens pour toi. Bien au contraire, tu ressembles à un boxeur… Un petit gars, plein de volonté, prêt à affronter la vie. 

Tu es déjà mon champion et je serai toujours ton homme de coin mon fils. 

*Les propos tenus dans cet article n’engagent que la personne signataire et ne doivent pas être considérés comme étant ceux de la Fondation CHU Sainte-Justine.

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